Angela Strassheim RepasPour ce 30e Opus c’est le mot « Repas » qui est proposé et pour l’illustrer, j’ai choisi une photographie tirée de la série « Left behind » d’Angela Strassheim, photographe américaine née en 1971.

C’est une image que l’on doit ranger dans une catégorie particulière. Elle ressemble à un instantané, on la dirait prise sur le vif mais il n’en est rien. Tout ici est mis en scène.

Dans le champs de la photographie contemporaine ce style est appelé « photographie tableau » ou « tableau photographique ». A la différence des romans photos qui proposent une narration en une séquence de plusieurs images, ici, le récit est concentré en une seule. Ces photographies ont pour point commun de contenir l’intégralité d’une récit et ce même si, la plupart du temps, elles font partie d’une série.

Souvent présentées au public en très grands formats ces photographies réalisées à la chambre d’atelier sont d’une très grande précision.

Il peut s’agir de sujets très simples, des scènes de la vie quotidienne par exemple, regroupées autour d’une thématique. On les appelle aussi des scènes de genres.

On peut considérer la photographie-tableau comme l’héritière de l’art pré-photographique et plus précisément de la peinture figuratives des XVIIIe et XIXe siècles étant donné qu’elle repose aussi sur le fait que culturellement le spectateur est capable de reconnaître un ensemble de personnages, d’accessoires, de lieux et comprendre les interactions entre tous les éléments comme formant un tout, un moment significatif d’une histoire.

En photographie ces « tableaux » se déclinent souvent en série, chacun racontant une histoire propre et indépendante des autres même si des liens subtils se tissent entre elles.

Ici, nous sommes dans une salle à manger occidentale et des gens d’une même famille sont attablés pour manger. Il est donc question d’un repas, enfin presque…

Nous dirons plutôt qu’il s’agit d’un moment qui précédé le repas. C’est un préalable sous forme d’une action de grâce rendue à Dieu. Dans beaucoup de familles chrétiennes, la reconnaissance envers le Très-Haut pour les bénédictions reçues (nourriture, santé, travail etc.) s’exprime sous cette forme.

Ce qui rend la photo d’Angéla Strassheim troublante c’est parce que quelque chose cloche; autour de la table, quelqu’un adopte un comportement qui ne semble pas respectueux. Il n’est pas recueilli dans l’action de grâce, il semble même s’en moquer.

L’auteure de l’image, qui a été élevée dans un milieu chrétien très conservateur raconte que toute petite déjà elle se sentait en désaccord avec les siens par rapport à la Foi. Se serait-elle projetée dans le personnage (l’enfant) qui lorgne vers son voisin plutôt que de fermer les yeux comme son père pour s’unir avec lui dans la prière ?

Tandis que l’un des enfants lui tourne le dos, nous l’appellerons l’insoumis, l’autre affiche de l’intérêt en dirigeant un regard soumis et bienveillant vers son père. Une histoire est donc racontée.

La composition du repas est sommaire. Le menu est composé d’un plat unique et peu appétissant ; saucisse et purée de pommes de terre, jus d’orange. Ce n’est peut-être qu’un détail mais il n’y a pas de maman. Le père l’aurait-il préparé lui-même ? Ceci expliquerait-il cela ?

Quoi qu’il en soit, si on s’en tient à l’analyse brute, on notera qu’il se dégage de l’ensemble une grande rigueur tant au niveau de la forme que du fond. L’extrême banalité du repas démontre que dans cette famille, l’art du bien manger n’est pas vraiment une préoccupation. Souvent, dans ces familles très pieuses, le renoncement aux plaisirs terrestres est coutumier. Le rite de la prière d’avant repas et le sérieux qui l’accompagne fait partie du quotidien, il souligne en filigrane qu’il y a quelque part, quelque chose qui est plus important.

Nombre de photographies des séries « Left behind » & « Pause » jettent ce trouble. Elles parlent de la famille, de l’intimité des êtres, leur sexualité, leurs comportements et les rapports de force qui s’établissent entre les uns et les autres (parents, conjoints, amis, frère et sœurs etc.).

Parfois, une grande tension apparaît. Des personnages apparaissent comme des prédateurs les uns par rapport aux autres. Des menaces planent, un chaos semble imminent…

Dans sa présentation de la série sur son site « Galerie-photo », Henry Père résume bien l’esprit général qui s’en dégage en déclarant : « … jusque là tout va bien, mais l’attention mise sur les rapports de force fait bien sentir qu’il pourrait se passer quelque chose en rapport avec la domination ».

L’œuvre d’Angela Strassheim est composée d’images relatant des faits de la vie quotidienne. Elle ne cache pas qu’elle parle de sa propre vie.

Les grands artistes savent créer des images qui interpellent. Gageons que vous saurez à votre tour, pour illustrer le mot « Repas », charger la vôtre de sens et nous interpeller…

Angela Strassheim enseigne la photographie. Dans une interview, elle répond à la question qui lui est posée sur sa méthode : « … j’essaie de les pousser (les étudiants) à vraiment explorer d’où vient la douleur dans leur vie, de faire un travail sur les choses qui comptent vraiment pour eux et non pas simplement de jolies images ».

Voilà une belle conclusion. Je vous laisse méditer…

Le site d’Angela Strassheim http://www.angelastrassheim.com/