Le Marathon est de retour !
Dans ce 28e Opus, c’est le mot « Équilibre » qui est proposé et pour l’illustrer, une photographie des artistes suisses Peter Fischli & David Weiss tirée de la série de natures mortes « Quiet afternoon » de 1984-85.
Avec cette photographie on aborde un genre qui n’a pas encore été approché dans ce marathon : La nature morte.
Dans le Littré, la nature morte en son sens premier se définit comme étant un assemblage d’objets inanimés.
C’est un genre qui a traversé les siècles. Pratiqué depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et plus particulièrement au travers de la peinture. Dès ses débuts la photographie s’en est emparé tout naturellement.
L’historien d’art Charles Sterling, spécialiste de la nature morte, propose sa propre définition :
« Une authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une entité plastique un groupe d’objets. Qu’en fonction du temps et du milieu où il travaille, il les charge de toutes sortes d’allusions spirituelles, ne change rien à son profond dessein d’artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu’il a entrevue dans ces objets et leur assemblage ».
Même s’il s’exprime en faisant référence à la peinture, on peut parfaitement appliquer cette définition à la nature morte pratiquée en photographie.
Du fait que l’image tirée de la série « Quiet afternoon » relève d’un projet commun à deux créateurs on va tenter de démonter le stéréotype tenace en matière de photographie, à savoir que le photographe serait une personne solitaire scrutant la vie, toujours à l’affut du moment où une image forte surgirait devant l’objectif.
Ici, l’accent est mis sur la manière dont le regard est prémédité. Les artistes ont proposé toute une série d’images savamment réfléchies représentant des associations hétéroclites d’objets de la vie quotidienne. Véritables sculptures, fragiles comme des châteaux de cartes, ces natures mortes élégantes nous font sourire tant elles sont touchantes dans leur « naïveté ».
Certaines font penser à des mobiles de l’artiste américain Alexander Calder, d’autres à des réalisations de l’art cinétique du sculpteur suisse Jean Tinguely.
Il s’agit cependant de compositions résultantes d’une véritable réflexion. On aurait tort de croire que ce sont des œuvres improvisées sur le tas avec des objets qui étaient là par hasard, directement sous la main. Il a fallu rassembler, associer, réfléchir à orchestrer les ensembles de telle sorte qu’ils fonctionnent en harmonie, avec élégance, délicatesse et équilibre (voir la galerie sur le blog).
Et ce n’est pas parce que ce sont des objets auxquels on ne fait d’habitude pas attention qu’ils ne sont pas dignes d’intérêt. Ces natures mortes sont créées en studio à partir d’objets ordinaires posés en ÉQUILIBRE les uns sur les autres selon des combinaisons inattendues. Les artistes proposent des assemblages loufoques, très éloignés de ce que l’on a coutume de voir en matière de composition mêlant ustensile de cuisine, aliments, objets usuels etc.
La photographie proposée montre comment des choses banales, des objets de la vie quotidienne, peuvent devenir extraordinaires à partir du moment où l’artiste décide de poser son regard dessus avec l’objectif de les mettre en place intelligemment dans un environnement, une lumière, une composition pour les sublimer.
Ces photographes s’inscrivent parfaitement dans le discours des artistes contemporains selon lequel tout ce qui fait partie du monde réel, envisagé d’un point de vue sensible et subjectif constitue un sujet possible.
Dans la photographie contemporaine, une catégorie d’artistes s’intéresse de près à l’ordinaire.
Il n’existe pas de sujets connus qui n’aient jamais été photographiés, de même aucun sujet, aucun objet ne peut être déclaré non photographiable. Nous sommes quelquefois perturbés, dubitatifs, incrédules devant une œuvre d’art. Nous avons quelquefois le sentiment qu’on se moque de nous. Ce sentiment découle souvent du fait que nous ne comprenons pas le sens de l’œuvre et le fait de ne pas comprendre s’accompagne dans beaucoup de cas d’un comportement de rejet
Les photographes ont tenté de faire de l’art à partir du matériau même de la vie quotidienne, en brisant les frontières, en repoussant au plus loin les limites et en ne mettant pas en avant de compétences techniques particulières. Devant ces photographies le spectateur n’est pas amené à réagir de la même manière que devant les chefs-d’œuvre de grande virtuosité. Il doit s’interroger sur le sens à donner par rapport à la décision prise par l’artiste, à l’enchainement de situations qui ont fait que ce sujet à été placé devant l’objectif et photographié puis présenté dans un musée, une galerie. C’est à nous qu’il incombe de déterminer la signification sachant qu’il y en a une puisque l’artiste l’a désigné comme signifiant. Celles et ceux qui ne veulent pas faire la démarche ne font pas preuve de l’esprit d’ouverture obligatoire pour comprendre l’art contemporain.
Il n’existe pas de sujets inintéressants, je le répète. La force d’un grand artiste, d’un grand photographe, réside dans sa capacité à rendre intéressant un sujet qui à priori ne présente que peu ou pas d’intérêt.
Aujourd’hui c’est une râpe à fromage, une carotte et une courgette qui reçoivent toute notre attention, notre admiration. Gageons que nous saurons nous montrer inventif à notre tour quand il s’agira d’illustrer le mot « ÉQUILIBRE ».
Peter Fischli est né en 1952 à Zurich. Il y vit et y travaille. Il étudie à l’Académie des Beaux-arts d’Urbino et de Bologne, puis il participe à plusieurs expositions en groupe avant de commencer sa collaboration avec David Weiss en 1979.
David Weiss est né en 1946 à Zurich et est décédé dans cette ville le 27 avril 2012. Il souffrait d’un cancer depuis septembre 2011.
Il fréquente l’école d’arts appliqués de Zurich, puis s’intéresse à la sculpture à Bâle.
Peter Fischli et David Weiss débutent leur collaboration en 1979.
Dès leur collaboration, les deux artistes vont s’amuser à présenter des objets des plus banals dans des situations insolites voire étranges dont la série « Quiet afternoon ». Dès les années 1980, ils s’intéressent à la vidéo. Dans leurs œuvres, on observe une étroite relation entre le chaos et l’ordre.
Le 16 novembre 2006, Peter Fischli et David Weiss ont été récompensés pour leur carrière commune en recevant le Prix Haftmann, récompense artistique la plus richement dotée en Europe (78 000 €), décerné par la Fondation Roswitha Haftmann, une fondation suisse, à un « artiste vivant ayant produit une œuvre de première importance ».