C’est le mot « Oreille » qui est proposé pour ce 32e Opus du Marathon.
Pour l’illustrer j’ai choisi « Nude, East Sussex 1957 », une photographie de Bill Brandt (petit clin d’œil au jeu de la girafe trouée que j’avais proposé sur mon ancien blog en 2007 et dont certains se souviendront sans doute. Voir ce lien La Girafe trouée .
Ce « Nu » se présente sous la forme d’un détail et fait partie d’une série d’images que Bill Brandt a réalisée en utilisant un appareil équipé d’un objectif grand-angle.
Axée autour du corps humain, cette série propose des parties du corps humain en avant et en gros, voire très gros plan, pris dans des paysages ou des décors avec de très grandes profondeurs.
En disposant son appareil au raz du sol, l’artiste propose un point de vue contre-plongeant. Le décor ou le paysage surplombe le sujet humain qui se trouve dans le 1er plan. Du fait de la grande proximité avec celui-ci, les proportions du corps prennent une place considérable dans le cadrage. Ainsi, dans l’image qui nous occupe, l’oreille qui en réalité ne mesure que quelque centimètres occupe presque toute la largeur et en hauteur, un tiers du cadrage. Ses dimensions sont quasi identiques à celles de la falaise qui elle, mesure plusieurs dizaines de mètres ; la petite distance focale y est évidemment pour beaucoup.
La très grande profondeur de champs (netteté jusqu’à l’infini – hyperfocale) obtenue avec ce type d’objectif et les effets grossissants sur le plan proche et rapetissants sur le plan lointain ont ceci de particulier; ils permettent de ramener les éléments distants (oreille et falaise) à des échelles à peu près identiques. La netteté sur tous les éléments renforce l’impression que les masses sont équivalentes.
En ramenant tout dans un cadrage en deux dimensions (hauteur & largeur) la photographie a ceci de particulier qu’elle peut donner d’une réalité qui en a trois (hauteur, largeur & profondeur) une transcription originale. Bill Brandt avait bien compris qu’en utilisant ce point du vue inhabituel et en jouant avec les différents plans il pouvait nous surprendre.
Bill Brandt disait « Les conventions et les règles ne m’intéressent pas. La photographie n’est pas un sport. »
On lit souvent, ici et là dans les manuels d’esthétique, que pour réussir une belle composition il faut appliquer la règle des tiers, être attentif au nombre d’or etc.. En voyant les images de Bill Brandt on ne peut au contraire que suggérer de s’affranchir de ces règles afin de proposer un point de vue singulier et innovant. En transgressant les règles Bill Brandt nous prouve qu’il y a toujours une alternative.
Revenons à l’image de la plage de 1957. Du fait de son importance dans le cadrage, l’oreille fait partie intégrante du paysage. La ressemblance entre la forme obscure de sa cavité et les anfractuosités dans les rochers est frappante. Automatiquement le rapprochement est fait. La fusion entre paysage humain et paysage naturel suggère à celui qui regarde ce cliché d’insolites échos et de nouveaux rapprochements de sens.
C’est aussi une des particularités de la photographie; celle de mettre en relation directe des éléments distants. Chose que l’œil ne fait pas « forcement ». L’œil peut se fixer sur un détail et faire fi de tout ce qui l’entoure. L’œil peut ne pas « vraiment voir » ce qu’il ne regarde pas directement.
En photographie, comme en peinture ou tout autre domaine artistique « à plat » qui retranscrit la réalité, les éléments sont ramenés dans un cadre le plus souvent à une échelle réduite voire très réduite. La perspective est donc très éloignée de la réalité observée. La cohabitation entre les plans s’installe d’emblée. Le cadre c’est une limite dans laquelle les masses s’articulent. Le rôle de l’artiste, c’est de composer avec elles…
Souvent, le débutant en photographie commet une erreur en s’imaginant que l’appareil restitue la réalité exactement comme l’œil la perçoit et qu’en photographiant un sujet précis, les éléments qui gravitent autour ou qui se situent à l’arrière-plan ne jouent qu’un rôle secondaire. Il n’en est rien ! Tout compte dans une image, même le plus infime et le plus éloigné des détails !
Quand sur un image, je constate qu’un élément nuit à la composition et que je fais remarquer à mon étudiant l’existence de cet élément « indésirable », j’entends souvent la réponse suivante : « Je suis désolé, je n’ai pas fais attention, je ne l’avait pas vu… pas remarqué ». La preuve est faite ! La photographie montre différemment.
Elle montre mieux, elle montre plus, elle montre tout !
Cette particularité, c’est aussi sa force !
On ne serait pas complet si on ne faisait mention de la première période de Bill Brandt. En 1931, lors de son installation à Londres, il commence un complexe travail d’analyse de la société britannique entre les deux guerres. Pendant la seconde guerre mondiale, il continue de photographier la vie quotidienne à Londres. En 1940, les autorités gouvernementales lui commandent un documentaire sur les bombardements allemands. Par ailleurs, il fait quelques incursions dans le domaine du portrait, du nu et du paysage. Dans sa série « Nude East Sussex » l’artiste parvient à des résultats extrêmes qui rappellent l’esthétique de mouvements tels que le surréalisme et l’abstraction. On pense à Balthus, à Magritte. On se souvient évidemment des déformations d’André Kertesz.
Ci-dessous, vous trouverez deux galeries distinctes, l’une consacrée aux nus et l’autre à des thématiques diverses et antérieures à la série « East Sussex ».
Bill Brandt est né à Hambourg en 1904 et mort à Londres en 1983