Saul_Leiter_Chapeau

© Saul Leiter « Kutztown » 1948

Cette semaine, c’est le mot « CHAPEAU » qui est sorti du chapeau !

Pour l’illustrer, j’ai choisi une photographie de Saul Leiter réalisée en 1948 à Kutztown (Pennsylvanie).

Très présents dans l’œuvre de Saul Leiter, on pourrait presque regrouper toutes les photographies dans lesquelles on trouve des chapeaux et en faire un livre !

Dans l’introduction au très beau livre « Saul Leiter – Early Color » le critique/éditeur Martin Harrison dit d’emblée à l’entame de son texte : « La vision de Saul Leiter tire parti d’un œil prompt à s’imprégner de l’événement spontané ». On ne pourrait mieux résumer l’œuvre.

Voici un photographe de rue qui se veut anonyme, un inconnu qui déambule dans le grand ventre de la ville. Un gourmand ! Voitures, piétons en mouvements, silhouettes entr’aperçues, télescopage d’enseignes, signaux, vitrines, dos, casquettes sont tous sujets d’intérêt. Prétextes à rendre compte d’une réalité urbaine vibrante et foisonnante.

Voir et ne pas être vu, telle pourrait être sa devise.

Son grand-père, son père, tout deux rabbins destinaient le jeune Saul à la fonction rabbinique également mais Dieu merci, Saul avait une autre passion : la peinture. Il s’était lié d’amitié avec Rothko, l’un des grands représentants de l’expressionisme abstrait. Tout naturellement Saul Leiter emboite le pas de son ami et durant plusieurs années il se consacre à la peinture.

Pour comprendre toute l’influence que celui–ci exerça sur l’œuvre du photographe j’invite à la découverte de l’œuvre de Rothko
A côté de la peinture, Saul Leiter se passionne aussi pour la photographie.

Un jour, il fait la connaissance d’Henry Cartier Bresson et, en partie par son intermédiaire il va se rapprocher de la « Street Photography ». Pour autant, sa façon de travailler ne subira pas d’influence. D’emblée il impose un style très personnel fort éloigné (surtout son travail en couleur) de celui du grand maître en la matière.

Pour comprendre son univers il faut apprécier les reflets, transparences, aplats de couleurs, masses d’ombres, détails qui surgissent, apparitions fugitives, télescopages entre nets et flous etc.

La philosophie du vrai photographe de rue, celui qui quitte son studio pour arpenter les trottoirs et chercher le rythme pulsatif de son temps semble dessinée pour Saul Leiter.

Sa façon de cadrer n’appartient qu’à lui. Décalée, hors norme, ne respectant aucune des règles d’or des 2/3 ou autres, il assemble des éclats de vie comme des morceaux de verre, comme des billes transparentes de rêves. Peu lui importe de montrer ses sujets en entier, seuls les fragments intimes sont pour lui signifiants, révélateurs. Il déploie toute une gamme de stratégies – cadrages obliques, intersections complexes des plans, reflets ambivalents- pour distiller une poésie urbaine tour à tour tendre, incisive et poignante.

Il prend aussi des risques en violant les conventions techniques (il pousse sa pellicule dans les limites de sensibilité et apprécie les films périmés) et les conventions artistiques en faisant fi de toutes les règles édictées depuis la renaissance en matière de composition.

Avec la photo proposée cette semaine, voici un homme de dos dans un train. Sa tête est tournée vers l’extérieur. Que fait-il ?
L’atmosphère qui se dégage de cette image est fort intéressante. Elle est paisible. D’abord il y a la lumière en contrejour qui permet un soulignement de la forme du chapeau, de l’épaule et la banquette. Ensuite il y a le paysage à l’extérieur qui est flou.

C’est justement du paysage que j’aimerais parler. Je pose une question : Quelle impression aurions-nous eu si l’arrière plan avait été net ? Probablement que nous aurions moins bien vu les formes précédemment décrites et très certainement ressenti le fait que l’homme regardait voire scrutait le paysage et nous, à notre tour nous aurions sans doute été tenté de « nous échapper par la fenêtre » pour regarder à sa suite.

Mais Saul Leiter n’a pas choisi cette optique !

Son choix judicieux d’avoir rendu l’arrière plan flou nous permet d’imaginer autre chose, de ressentir ce que nous ressentons quand nous sommes dans un train en mouvement. Nos yeux souvent se perdent dans le paysage et nous plongeons dans nos pensées. Toute la poésie de l’image se situe dans cette approche.
Que fait l’homme ? Il regarde peut être (sans doute) le paysage mais il est peut-être aussi (sans doute) absorbé dans ses pensées. Où va-t-il ? à quoi pense-t-il ? Son visage, on le devine, est baigné par le soleil, ses yeux sont peut-être fermés, sa tête dodeline …

Il est plongé dans sa rêverie ?

L’image est parlante. Beaucoup de questions sont posées. C’est normal !

Saul Leiter disait « Je n’ai pas de philosophie, j’ai un appareil photographique ».

Il aurait pu volontiers ajouter qu’il se servait de cet appareil pour écrire de la poésie mais il était trop modeste.

Né à Pittsburgh en 1923 il a abandonné les études théologiques pour entreprendre une carrière de peintre à New-York. A la fin des années 50, il entame une carrière de photographe de mode.

Pousette-Dart et W. Eugene Smith ont encouragé Leiter à poursuivre la photographie d’abord en noir et blanc avec un 35 mm Leica, qu’il a acquis après avoir vendu quelques clichés grâce à Eugene Smith. Dès la fin des années quarante, il commence à prendre des photographies en couleur. En s’associant avec d’autres photographes contemporains comme Robert Frank et Diane Arbus il a participé à la formation de ce que Jane Livingston a appelé l’École de New York des photographes.

Il est mort en 2013.

Dédicace de ce texte à Lorie Dieu qui a présenté et réalisé un très bel hommage à l’artiste lors de son travail de fin d’études.